• Contes et légendes de Tunisie – La fille de La Kahina

    On raconte qu’un jeune prisonnier de l’Armée arabe, qu’elle avait adopté comme son fils, et dont elle était tombée follement amoureuse (son nom était Khalèd), la trahit, passa à l’ennemi et lui livra les plans secrets des batailles qu’elle s’apprêtait à livrer. L’Histoire orale raconte que ses servantes, qui dormaient à ses pieds, s’éveillaient à ses pleurs et à ses lamentations. Du plus profond de son rêve elle appelait son amant et gémissait, brûlante de désir, "Khalèd, mon amour". Son amour déçu lui fit perdre ses esprits. Depuis le départ de son amant, elle se conduisait comme si elle cherchait à se perdre. Le malheur qui l’avait frappée la poussa à une conduite suicidaire qui s’exprima par des orientations politiques et stratégiques dénuées de toute logique. Le mal d’amour qui la rongeait lui fit prendre des décisions irrationnelles, comme celle de la « Terre brûlée », politique étrangère à celle qu’elle avait suivie jusqu’alors, et qui détourna d’elle les villes riches de la côte. Les errements de son amour, la conduisirent à croire que devant ces ruines, l’ennemi, concluant qu’il ne pouvait jouir des richesses des villes, abandonnera la partie. Et alors, pensait-elle dans son égarement, son amant lui reviendra.

    Tu vois, ajouta Nourit, en Histoire tout tourne autour de guerres de conquêtes et des guerres d’indépendance, de l’amour et de la trahison ! Et elle partit d’un grand rire face à l’étonnement qui se lisait sur mon visage. "Mais dis-moi, Nourit, comment se fait-il que les chefs des tribus l’aient choisie comme leur chef suprême, alors qu’il ne manquai pas, parmi eux, d’autres chefs valeureux - et qui avaient fait leurs preuves ? "

    Elle n’eut pas le temps de me répondre ; les premiers du groupe venaient d’arriver sur la Metsada. David s’approcha de moi, me fit un clin d’œil qui voulait en dire long. Je repoussai avec humeur ses sous entendus, et me replongeai dans l’histoire que Nourit venait de me raconter. Elle avait réuni autour d’elle le groupe et s’appliquait à nous décrire le palais forteresse qu’avait construit Hérode et la tragédie qui s’y était déroulée.

    Elle lut en français quelques extraits du livre de Flavius Josèphe "La guerre des Juifs contre les Romains", et se concentra sur le discours qu’ Eleazar Ben Yaïr adressa aux combattants Zélotes qui s’étaient réfugiés sur la Metsada assiégée par les Romains. Eleazar leur demanda de donner la mort à leur femme et à leurs enfants et de se tuer ensuite, afin que personne ne soit pris comme esclave à Rome. "Pendant que nous avons encore l’usage libre de nos bras et de nos épées, leur dit-il, qui nous empêche de nous affranchir de la servitude ? Mourons avec les personnes qui nous sont les plus chères plutôt que de vivre esclaves." Sara l’interrompit grossièrement et souligna que leur acte tenait de l’absurde, qu’il était inhumain et immoral. "Il s’agissait pour eux d’un choix moral, lui répondit Nourit. "Non, reprit Sara, il s’agit d’une malformation de l’esprit et d’une vision perverse, qui n’a rien à voir avec la morale". Quoique je fusse d’accord avec Sara, je la haïs de plus belle.

    La conversation sur l’héroïsme des combattants de la Metsada se poursuivit, mais je n’y étais plus. J’étais avec Dahya El Kahina qui, petit à petit, dans mon imagination, prenait le visage de Nourit. Tu sais que notre imagination a plus d’un tour dans son sac. Elle ne déforme pas seulement le passé, elle ne transforme pas uniquement la réalité sous nos yeux, elle a le pouvoir de faire de nous des étrangers à nous-mêmes, ange ou démon. Souviens-toi de Don Quichotte et d’Othello. C’était comme si j’étais envoûté. Je ne pouvais penser à autre chose. Ce n’était pas Nourit décrivant à notre groupe d’étudiants les prouesses des combattants de la Metsada face aux soldats de Sylva, que je voyais. Je voyais, comme dans un rêve éveillé, Nourit-Dahya exposer son plan de bataille aux chefs des tribus berbères et les exhorter à combattre vaillamment, jusqu’au dernier des braves. Elle les enthousiasmait et ils poussaient des cris de guerre à faire trembler le plus téméraire de leurs ennemis. Une sorte de "Passionnara" antique. Je pouvais discerner dans leur regard l’admiration qu’ils lui portaient et je saisis, comme un éclair, qu’ils étaient prêts à mourir pour elle.

    Une femme qui commande en temps de guerre - et au cœur de la bataille - à des hommes, à plus forte raison à des chefs de tribus du désert, n’est pas aujourd’hui chose commune, me dis-je. Cependant, je comprenais, qu’à cette époque et dans une société non encore islamisée, la chose pouvait être possible, si cette femme possédait des dons uniques. C’est sûrement la raison pour laquelle ils la reconnurent comme prêtresse, chef suprême et stratège, me dis-je."

    Claude se tut, et son regard erra vers l’horizon des monts de Jordanie. Au bout de quelques instants, je lui demandais si son histoire se terminait ainsi. "Non, s’exclama-t-il, je t’ai bien dit que l’ascension de la Metsada et l’histoire de Dahya El Kahina furent l’évènement le plus important qui a changé ma vie !

    Je suis tombé amoureux de Nourit, qui s’était transformée à mes yeux en Dahya El Kahina, et je sentis qu’elle n’était pas insensible à mes sentiments et à la cour que je lui faisais. Ce sentiment s’accentua encore à la fin de l’excursion. Le bus nous attendait au pied de la rampe, cette sorte de remblai de terre qu’avaient construit les romains sur l’autre flanc de la Metsada, afin de faciliter leur attaque. Il devait nous déposer à l’auberge de jeunesse de la ville d’Arad, où nous devions nous séparer de Nourit. Nous descendîmes la rampe les derniers. Je lui demandais alors qu’elle avait été la fin de la Kahina. "L’histoire raconte, me répondit Nourit, qu’après les nombreuses défaites qu’avait subies le chef de l’armée ennemi, Hassan Ben Nâamon, celui-ci réussit à mettre sur pied une armée de 120.000 hommes, auxquels s’étaient joints les combattants des tribus berbères qui s’étaient converties à l’Islam.

    Cette armée formidable attaqua la Kahina sans répit, la poursuivit et la traqua jusque sur les montagnes les plus escarpées. Lorsqu’elle vit, dans sa dernière bataille, que l’ennemi la pressait de tout coté, elle se jeta, chevauchant sa monture, dans un puits profond afin de ne pas tomber vivante aux mains de son ennemi. Lorsqu’on annonça à Hassan Ben Naâmon, qu’elle s’était suicidée au fond d’un puits, il ordonna qu’on la retirât de ce gouffre, lui trancha la tête et l’envoya au Calife Abdel Malek. Cela s’est passé en l’année 703. Depuis et jusqu’à ce jour, ce puits se nomme "Bir el Kahina", "Le puits de la Kahina". Ce puits est devenu un lieu de pèlerinage pour les tribus berbères."

    Nourit prononça ces dernières phrases comme dans un chuchotement. C’était comme si elle se parlait à elle-même. Elle respirait lourdement, laissa échapper un profond soupir, un long sanglot. Sa voix se transforma. Elle devint basse, rauque, méconnaissable. C’était comme une voix qui émanait d’un gouffre. Elle m’envoûtait, et je sombrais dans son rêve comme s’il était mien. Son regard devint incandescent. Le feu qui brûlait en elle me caressa, et j’en ressentis un bonheur indéfinissable. Je voyais se dérouler devant moi la scène de son suicide et je tendis la main, en vain, pour l’arrêter. Je me mis à trembler de tous mes membres, inondé d’une sueur froide qui trempait ma chemise. Perdue dans son rêve, Nourit trébucha sur une pierre. Je saisis sa main pour l’aider, et m’éveillai complètement. Elle revint à la surface et me la laissa.

    "Il faut nous presser, me dit-elle, les autres sont déjà dans le bus". "J’ai encore une question à te poser au sujet de Dahya. Comment se fait-il que jusqu’à sa fin cruelle, certaines tribus continuèrent à la soutenir, alors qu’elles avaient certainement compris que la partie était perdue ? " Je vois deux raisons à cela me répondit Nourit, en retirant sa main.

    La première se résume, à mon sens à leur amour de la liberté. Les hommes de ces tribus préféraient mourir plutôt que de perdre leur indépendance. La seconde est qu’ils croyaient foncièrement que Dahya parviendrait à renverser la situation. Les Berbères croyaient en la force de la magie, dont, selon la tradition orale, elle détenait les secrets. Les secrets de la magie, en ces temps là et au sein de ces cultures, étaient un don et un pouvoir, que détenaient les prêtres. A plus forte raison si ceux-ci étaient en sus des chefs qui avaient fait leurs preuves.

    Dahya descendait d’une famille de prêtres qui dirigeaient la tribu juive des Géraouiya. Le nom de Géraouiya dérive de la déformation du terme Hébraïque "Guère", dont la signification est "converti au Judaïsme". On sait que de nombreuses tribus berbères animistes s’étaient converties au Judaïsme sous l’influence de Juifs exilés, qui s’étaient installés en Afrique du Nord, après la destruction de Jérusalem en 70 de notre ère, et la chute de la Metsada, trois ans plus tard. Certains historiens soutiennent même, que la conversion de certaines tribus remonte à plus tôt encore, à l’époque de la destruction du Premier Temple de Jérusalem et de la première grande vague d’exil des Juifs de leur pays, en 587 avant notre ère. Le père de Dahya régnait sur la ville de Biskra, capitale de l’Aurès à cette époque. Elle était sa fille unique. Il lui enseigna donc la Science des Prêtres afin qu’elle soit son héritière. Les arcanes de la magie, à cette époque, en faisaient partie. Ceux-ci comprenaient aussi les secrets de la thérapie - et même, disait-on ceux de la thaumaturgie - ceux du sens des rêves et des signes prédisant l’avenir. La renommée de Dahya dans ce domaine, était connue de toutes les tribus berbères de l’Aurès, qui soutenaient qu’elle ne s’était jamais trompée."

    Claude s’enferma de nouveau dans un long silence, perdu dans son rêve. Le soleil était à son zénith, signe que l’équipe qui devait nous remplaçait allait bientôt arriver. J’étais impatient de connaître la suite de son histoire et le pressais de parler. "Et alors, lui dis-je, qu’est-il donc arrivé avec Nourit ? Ne me laisse pas sur ma soif, raconte moi la suite ! "Je suis retourné à mes études à Paris, me répondit Claude. Cependant mon esprit et mon cœur étaient avec La Kahina. J’étais arrivé à la conclusion bizarre que ce n’était pas de Nourit dont j’étais amoureux, mais de Dahya El Kahina. C’est elle qui nous lie l’un à l’autre, me dis-je. Comme son ombre avait envoûté Nourit, elle m’a envoûté aussi. J’en étais passionné et la recherchais comme pris de folie. Je la recherchais dans les romans que des passionnés comme moi avaient écrits sur elle, comme pour s’en libérer. Je la recherchais dans les livres d’histoire, dans les nombreux Mémoires et Etudes, écrits tout le long du 19ème siècle. Je la recherchais parmi les vieux documents, dans les cartons d’archives, chez les historiens, chez les bouquinistes, dans les librairies de livres anciens. Je m’adressais aux plus sérieux des historiens, comme Ibn Khaldun et Gibbon. Eux aussi se sont rendus, pieds et poings liés, à ses charmes.

    Le fameux historien et sociologue de la fin du 14ème siècle, Ibn Khaldun, dont la statue trône symboliquement dans une des avenues principales de Tunis, face à la Cathédrale qui rappelle les grandes heures du pouvoir de la France en Tunisie, a longuement disserté sur "elle". Dans son fameux "Mouqdima", une introduction à son livre "Quiteb el Ibère" qui traite de l’Histoire des Berbères, il disserte sur la politique de la "Terre brûlée" qu’elle avait adoptée afin d’arrêter l’armée ennemie. C’est cette politique catastrophique qui, selon lui, l’a conduite à la défaite. C’est elle, à ses yeux, qui a réduit les villes riches de la plaine et de la côte au désastre. C’est elle qui a soulevé contre La Kahina leur population.

    Gibbon, au chapitre 51 de son livre "Décadence et chute de l’Empire romain", reprend le narratif de Ibn Khaldun et son point de vue sur la cause de la défaite de La Kahina. Ces deux grands historiens soutiennent la même thèse. La politique de la « Terre brûlée », selon leur conception, exprimait une antinomie insurmontable, qui court tout le long de l’histoire des peuples de cette période entre les valeurs qui motivent les populations des villes et celles qui motivent les populations agricoles. Entre les Civilisations urbaines et les Civilisations agraires. Entre la ville et la campagne, le village agricole ou le douar pastoral. Selon Gibbon cet antagonisme s’exprime clairement dans le discours que La Kahina adressa aux chefs des tribus qui combattaient sous son commandement. "Nos villes, leur dit-elle, avec tout l’or et l’argent qu’elles cachent, attirent les armées arabes et les poussent à la guerre. Ces métaux précieux, pour lesquels nous n’avons aucune considération, n’ont jamais été pour nous les motifs de notre démarche. Nous nous suffisons du simple produit de la terre. Détruisons donc nos villes, enterrons sous leurs décombres ces trésors qui nous sont nuisibles".

    Cependant, les explications de ces historiens ne me satisfirent pas. Mon cœur se portait naturellement vers l’explication, plus simple et plus solide, de Nourit. Elle représentait à mes yeux une interprétation plus plausible de la conduite de Dahya. Je l’adoptais donc et me plongeais avec une passion effrénée, dans les écrits que j’avais rassemblés, à la recherche des preuves qui allaient dans le sens de l’explication qui soutenait que c’était son amour déçu qui avait poussé Dahya à adopter cette politique de la "Terre brûlée" - et aucune autre raison, morale ou stratégique ! Plus j’approfondissais mon empathie avec elle, m’identifiait à ses sentiments, et plus je ressentais que je détenais le véritable motif de sa conduite. Trahissant ma foi dans le rationalisme, j’allais vers la mystique. Je me pris à croire en ses vertus, à croire qu’elle me rapprocherait de Dahya, qu’elle m’aiderait à approfondir mes contacts spirituels avec elle. Dans ma volonté de faire quelques pas de plus, je me suis tourné vers sa langue. Je pris contact avec des membres actifs du Mouvement pour la Défense de la Culture Berbère, avec ceux du Comité Amazigh Mondial. Je fis la connaissance de son président, qui souligna à plusieurs reprises dans la longue conversation que nous avons eue, que "Amazigh" (Imazighen au pluriel) signifiait dans leur langue "Homme libre", qui est le synonyme de Berbère. Je me suis donc mis à l’étude du Tamazigh’t, la langue de Dahya, la langue courante des Juifs berbères qui l’utilisaient parallèlement à l’Hébreu dans leur bénédictions et leur rituel. C’est la langue que l’on parle encore aujourd’hui dans cet espace géographique de l’Afrique du Nord, que l’on nomme Tamzgh’a.

    Je ne pourrais pas définir le malaise étrange qui me hantait au fur et à mesure où je m’immergeais dans ce que je supposais être le climat culturel qui avait vu Dahya s’épanouir et se perdre : plus j’avançais vers elle, plus elle s’éloignait de moi. Quoique je fusse avec elle le jour et la nuit, j’avais l’impression que son personnage réel s’éloignait de moi. Je sentais que tout ce que je faisais pour m’agripper à lui était vain. Plus je m’efforçais de m’en rapprocher, plus il me fuyait. Et pourtant, je sentais que la Dahya, que j’avais su si bien imaginer sur la Metsada, m’appelait, qu’elle me demandait de ne pas la quitter, de ne pas l’ignorer, de ne pas l’oublier. "Etais-ce moi qui la recherche ou bien est-ce elle qui me poursuit et me fuit à la fois", me demandais, complètement perturbé.

    Perdu, je m’abandonnais à une sorte de nostalgie qui me fit sombrer dans une mélancolie noire. Je perdis le goût des choses de la vie. Cependant, et cette réaction est bien connue des psychologues, au moment où j’atteignis le fond du gouffre, comme par miracle, je me redressai et revins à moi. Un beau jour, je décidai de tout abandonner, ma maison, mes amis, mon travail à l’Université de Nanterre, je quittais tout et fis mon Alya."

    Claude se tut à nouveau. Au pied du tel où se trouvait notre poste d’observation, l’équipe qui devait nous remplacer nous fit signe qu’elle arrivait. "Et alors, lui ais-je demandé, impatient, que s’est-il passé ensuite ? As-tu revu Nourit ? "Mais bien entendu, me répondit Claude avec un grand sourire ! Je l’ai revue, nous nous sommes mariés, nous avons deux enfants, nous sommes heureux ! J’ai compris que cette course folle, cette poursuite vaine d’une ombre du passé - et du passé en général - est chose absurde qui détruit notre âme et déforme notre jugement. Cela tient du pathologique.

    Nous avons donc décidé d’un commun accord, Nourit et moi, d’aimer le présent, de goûter avec amour à ce qui existe concrètement, là, devant nous, et de ne plus jamais penser à Dahya El Kahina. Nous avons juré de ne plus la rappeler, ou même de prononcer son nom. Cependant, la nuit, il arrive parfois, au plus profond de nos effusions intimes, que Nourit gémisse à mon oreille, comme dans un rêve, "Khalèd, mon amour".

    nouvelle de Reuven (Roger) Cohen



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  • Commentaires

    1
    Dimanche 13 Avril 2008 à 19:47
    sylvie8454
    à bientôt
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