• Contes et légendes de Lorraine - Pèlerinage au Lac de la Maix

    Même si le hameau de Salm n'a jamais été une métropole, il importe de lui accorder le respect qui lui est du. Il se compose essentiellement des fermes du château et s'est développé autour de celui-ci. Certes, le château n'a jamais eu de rôle militaire majeur. Construit au Moyen-âge, il était déjà dépassé et ruiné à l'époque de la guerre de Trente Ans. Mais c'est quand même le château. Il est l'éponyme du pays, ce qui n'est pas rien, et les fermes qui lui survivent sont des fermes seigneuriales, ce qui est, pour une ferme, une sorte de titre de noblesse, et, pour le fermier, une source de dégrèvement fiscal. Alors, s'il te plait, cher lecteur, arrête d'insinuer que les maisons du village se comptent sur les doigts des deux mains. Je sais bien que tu ne me l'as pas dit, mais je t'entends le penser très fort.

    Et puis, il y a le grand chêne centenaire, qui déploie son houppier majestueux. C'est un chêne sacré. D'ailleurs, aujourd'hui, toute la population des villages alentour se rassemble à son pied. C'est le dimanche qui suit celui de la Pentecôte, ou en d'autres termes le dimanche de la Trinité, et c'est dans des jours comme celui-ci qu'on se rend compte qu'il ne suffit pas à un bourg d'être grand (relativement), comme la Broque, ou riche (relativement) comme Framont, pour être une terre sacrée.

    Salm n'a peut être que quelques maisons, mais c'est de là, et de nulle part ailleurs, que part le pèlerinage à Notre Dame de la Maix.

    Voici donc tout le pays qui se rassemble au pied du chêne : voici les mineurs de Framont, voici les notables de Senones, et là, plus loin, les forestiers de partout, de Chatas, du Saulcy, de Luvigny, de Moussey, et j'en passe. Il y a même des gens extérieurs au pays, car le pèlerinage de la Maix, ce n'est pas chose banale.

    Depuis Pâques déjà, nous sommes dans la moitié heureuse de l'année, celle des arbres verts, des fleurs, du soleil, des récoltes qui poussent.

    Depuis le 23 avril fête de saint Georges, on sait qu'on est dans la moitié de l'année marquée par le travail, la production et la propriété privée. On a payé, à la Saint Georges, son bail au propriétaire terrien. On respecte les limites des propriétés, on prend garde à ne pas piétiner les champs des voisins et l'on attend d'eux la réciproque.

    Il y a peu de jours, aux Rogations, le curé a béni les champs, et, puisqu'on est dans la moitié de l'année où la propriété est privée, chacun a veillé à ce que son champ ne reçoive pas un coup de goupillon de moins que le champ du voisin. La surveillance du curé aux Rogations est indispensable. Celui-ci, un moine, a ses pensées à Senones et ne s'intéresse à sa paroisse que d'assez loin. Il n'en touche pas la dîme, qui va à l'abbé. Mal nourri à la portion congrue, il estime parfois devoir un service paroissial proportionnel à son "salaire". La plupart du temps, les paroissiens s'en accommodent mais, le jour des Rogations, pas question de laisser Monsieur le Curé jouer les syndicalistes. C'est le seul jour de l'année où il fait un travail vraiment utile en guidant les prières et processions de la communauté pour de bonnes récoltes. Alors, il a intérêt à bosser !

    Donc, chacun ayant veillé à ce qu'il ne manque pas une bénédiction sur son champ, on compte sur une bonne récolte. Enfin, plutôt, comme on est réaliste et qu'on ne demande pas l'impossible à Dieu, on compte surtout sur de bonnes prévisions météo : le temps qu'il fait à tel moment des Rogations est réputé annoncer celui qu'il fera pendant telle période de l'année.

    Dans la moitié de l'année ouverte par Saint Georges, il n'est pas question de religion triste, de repentir, de cendres, de guenilles, de retour sur soi-même. C'est la fête. Il n'y a rien d'extraordinairement mystique à en dire, sinon que tout est propre et gai. Les maisons ont été nettoyées en grand, et même les tas de fumiers jouent les invisibles, camouflés qu'ils sont sous des branchages.

    Feuilles et branches sont les vedettes du jour ; elles l'étaient déjà à la fête du Mai, et elles continueront de l'être pour la Fête Dieu (deuxième dimanche après Pentecôte). Les bouquets verts sont de toutes tailles. Il y a les petits, portatifs, que chacun tient à la main. Et il y a ceux que l'on a arrangés au bord de la route, véritables petites chapelles temporaires, garnis de rubans multicolores comme ceux qu'on porte aux mariages, et parfois même occupés par un bébé, ce qui fait de la fête une véritable Noël de printemps. Le cortège est joyeux, excité, criard pour les plus jeunes ; on tire des pétards, et les adolescents ne se cachent guère pour s'intéresser au sexe opposé.

    Le seul qui n'est pas très content, c'est le curé. Il trouve que les pèlerins manquent de piété, et il n'a pas forcément tort.

    Voici la joyeuse bande qui arrive à l'ermitage. C'est un petit ensemble de trois bâtiments, dont la chapelle et l'habitation de frère Claude Florentin, l'ermite. C'est le plus gai de tous, car aujourd'hui, il va augmenter ses maigres revenus. Heureux propriétaire de trente et une bouteilles de verre et de quarante six gobelets, l'homme de Dieu, aujourd'hui, est d'abord le tenancier de la buvette. Arrivés à l'avance, musiciens et montreurs d'ours occupent déjà le terrain, et comme chaque année, ce n'est pas une mince affaire, pour le curé, que de faire entrer ses paroissiens dans l'église. Bien sur, à l'époque, le paroissien de base est obéissant, mais il est clair que chacun anticipe de toute la force de son âme le Ite missa est qui le délivrera de la corvée du jour et lui ouvrira les portes dorées de la fête.

    Pour ce qui est du thème du sermon, on le connaît à l'avance.

    Comme chaque année, le curé raconte comment, autrefois, il y avait un village à l'emplacement du lac. Un matin, le diable vint, déguisé en musicien. Chacun se mit à danser, sans prendre garde à l'heure de la messe. En vain la cloche de l'église sonna-t-elle un coup, puis deux, puis trois : les villageois n'avaient d'oreilles que pour le musicien. Alors, Dieu se fâcha. Le sol se déroba sous les pas des danseurs, engloutissant le village et ses habitants. Depuis, il y a un lac à la place. Au fond, les habitants sont condamnés à danser jusqu'au jour du jugement dernier, cependant que la cloche de leur église, engloutie avec le reste du village, continue de sonner sans qu'ils l'entendent.

    Ite missa est ! Enfin !

    Ayant assisté à la messe, les pèlerins n'ont pas à craindre le sort des malheureux condamnés à danser là en dessous. Leur esprit n'en est que plus libre pour s'adonner à ce qui fait le fond de la fête de la Trinité : bon repas, danse, pétards, drague, et toutes les attractions de ce qui est en fait une fête foraine. De temps en temps, les plus curieux se baissent pour coller leur oreille au sol, et là les supputations vont bon train. Est-ce que l'on entend le violon du musicien diabolique ? Est-ce que l'on entend la cloche de l'Eglise ? Certains vous jurent que oui.

    Même les Hapolahs, les austères protestants du Ban de la Roche voisin, s'amusent ce jour là. Bien sur, ils n'appellent pas cela la Trinité, ils appellent cela le retour de la Pentecôte. Car, comme toutes les fêtes de la belle saison dans la région, la Pentecôte dure le Dimanche, le lundi et le Dimanche d'après, que l'on appelle le retour de la fête. Le programme est le même qu'en terre catholique : après le culte, inévitable le Dimanche, place à la fête !

    Le cœur de l'été sera occupé par le travail, et les fêtes s'y feront discrètes. D'une façon générale, le partage binaire de l'année, si caractéristique de la région, s'intéresse aux équinoxes (printemps et automne) plus qu'aux solstices (hiver et été). Les fêtes de la saint Jean (solstice d'été) sont discrètes et même souvent inexistantes.

    Puis, selon l'habituel rythme binaire qui tend à donner à chaque fête son pendant à l'autre bout de l'année, la fin des récoltes verra des réjouissances peu différentes de celles du printemps.

    Elles n'ont pas de nom général, ont dit : "la fête du village" ou "la fête patronale" (fête de Rothau au Ban de la Roche protestant ; dates diverses dans les villages catholiques). Elles constituent une sorte de Pentecôte-Trinité d'automne. Même calendrier : Dimanche, lundi et Dimanche suivant. Même programme : messe ou culte (le Dimanche, on ne voit guère le moyen d'y échapper), puis les choses sérieuses : repas et fête foraine.

    La fête de la "Pentecôte d'automne" est, comme on l'a vu, variable à l'intérieur d'une plage de temps correspondant à l’après-récolte et à l'avant-frimas. On est autour de la saint Michel (29 septembre) qui ouvre la période d'automne et d'hiver. Comme son symétrique Saint Georges, Saint Michel est un saint guerrier, assez autoritaire, qui veille à ce qu'on n'empiète pas sur sa moitié d'année. A la saint Michel (ou à la fête du village qui lui correspond approximativement) , on finit de payer le berger communal ; les bêtes sont à l'étable ; la récolte doit être rentrée ; la propriété privée est abolie pour six mois, et chacun le fait savoir en poussant sa brouette de fumier selon le trajet le plus pratique, sans se soucier des limites des champs ; les récoltes sont rentrées, alors, on est prié de ne pas jouer les mauvais coucheurs et de ne pas exiger, de ses voisins, des détours qui n'ont aucune raison d'être.

    Comme on vient de le voir, le changement de régime, assez autoritaire, a lieu à une date qui varie selon les villages à l'intérieur d'une plage de temps assez large. C'est donc le moment d'affirmer son identité en choisissant sa date dans les limites du possible. Les anabaptistes du Salm s'alignent sur la fête de Rothau et non sur celle des villages catholiques où ils habitent. Ce n'est pas neutre.

    Parmi les éléments traditionnels de la fête d'automne, il ne faut pas oublier les bagarres entre jeunes gens de différents villages, qui sont une partie obligée de la fête et revêtent quasiment un caractère rituel.

    Après la saint Michel, viennent les fêtes de l'hiver, plus graves et plus mystiques.




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